Escalade, le coût de l'addiction
Pépito
Pépito
Connaissez-vous la revue virtuelle Vertige Médias dans lequel apparait des articles « qui donnent à réfléchir », comme ça été le cas avec deux d’entre eux, titrés : Gentrification de la grimpe et Tarifs des salles d’escalade dont certaines affirmations me semblent à considérer avec prudence, c’est-à-dire à ne pas prendre comme argent comptant, car elles s'appliquent mal aux réalités sociologiques de l’escalade telles que les vieux grimpeurs comme moi ont pu les vivre et les observer depuis qu’ils grimpent : réalités dont je souhaite témoigner ici et qui peuvent se vérifier facilement.
Connaissez-vous la revue virtuelle Vertige Médias dans lequel apparait des articles « qui donnent à réfléchir », comme ça été le cas avec deux d’entre eux, titrés : Gentrification de la grimpe et Tarifs des salles d’escalade dont certaines affirmations me semblent à considérer avec prudence, c’est-à-dire à ne pas prendre comme argent comptant, car elles s'appliquent mal aux réalités sociologiques de l’escalade telles que les vieux grimpeurs comme moi ont pu les vivre et les observer depuis qu’ils grimpent : réalités dont je souhaite témoigner ici et qui peuvent se vérifier facilement. En effet, comme ça fait cinquante ans que je pratique l’escalade assidûment, ce dont j’ai pu me rendre compte, sans pour cela avoir un compte bien sonnant et trébuchant, c'est que l’escalade est un sport qui exige, lorsqu'il devient une passion, qu’on y consacre beaucoup de temps et des sous : c’est le coût de l’addiction...
Je me présente : Je suis Essonnien et comme ça fait cinquante ans que je pratique l’escalade assidûment, ce dont j’ai pu me rendre compte sans pour cela avoir un compte bien sonnant et trébuchant, c'est que l’escalade est un sport qui exige, lorsqu'il devient une passion, qu’on y consacre beaucoup de temps et des sous : c’est le coût de l’addiction... Je me souviens, que certains grimpeurs lorsqu’ils pouvaient se le permettre lorsqu’ils allaient grimper à Cham par exemple, ils prenaient une chambre dans un hôtel étoilé et que ceux qui ne pouvaient se le permettre dormaient à la belle étoile. Et c’est encore comme ça aujourd’hui. C’est à cause de cette réalité, que l’on dit depuis toujours que l’escalade est un sport de riches ou que c’est un sport bourgeois, bien même que l’on peut le pratiquer sans être précisément un bourgeois argenté. En effet, ne nous laissons pas impressionner par les mots un peu clinquants. S'il est indéniable que c’est un sport culturellement et financièrement exigeant, en même temps, ce n’est pas pour cela un sport en soi réservé comme le polo, l’équitation, le golf de haut niveau ou la Formule 1. Ce qui signifie qu’aujourd’hui comme hier, il y a une certaine disparité socioprofessionnelle et culturelle dans le milieu de l’escalade, comme il peut y en avoir dans les sports comme le tennis, connoté cependant bourgeois. Sauf que grâce aux salles d’escalade se démarquent plus clairement les milieux socioprofessionnels des grimpeurs, comme le font les hôtels, fortement étoilés dans certains quartiers, et pas du tout par ailleurs.
Tout bien considéré, les salles d’escalade correspondent au profil culturel et socioprofessionnel de la population du secteur dans lequel elles sont implantées : ce qui fait qu’il y a des salles qui font bar avec terrasse garnie de transats entre autres commodités confortables, et des salles dans lesquelles il y a juste une machine à sous pour se servir une boisson non alcoolisée et des toilettes minimalistes, et qu’elles ne s’adressent pas à la même population. Je veux dire par là qu’il est aventureux de prétendre que l’escalade se gentrifie, sous prétexte qu’il devient spectaculairement évident grâce aux salles d’escalade intentionnellement fastueuses érigées dans les quartiers dans lesquels les grands ensembles n’existent pas. Je comprends qu’intuitivement l’on vienne à penser que l’escalade se gentrifie dans le sens qu’il y a vingt ans, les salles d’escalades fastueuses accessibles en métro n’existaient pas, et dès lors que l’on s’arrête sur l’objet, mais c’est quand même une affirmation hâtive pour un sociologue. Car il me semble qu’il est aisé de voir que le démarquage socio-économique est prescrit depuis toujours par notre société, aussi qu’il n’y a pas lieu de s’étonner qui devient détonnant en escalade depuis qu’elle est devenue une activité qui compte... En effet, tout le monde sait intuitivement cela : l’escalade en salles commerciale est une affaire d’entreprise et de chiffre d'affaires et personne ne s’étonne qu’il faille payer un billet d’entrée pour grimper, comme personne ne s’étonne qu’il faille payer pour regarder un film ou écouter un concert au risque d’être déçus. En somme, tout le monde est d’accord pour payer un droit de voir, d’écouter ou de faire une activité, pourvu d’être satisfait.
Il est important de considérer que l’escalade citadine en salle commerciale d’aujourd’hui est irrémédiablement liée à l’histoire de l’escalade. Et qu’il n’est pas vain de rappeler qu’à un moment donné de l’évolution de l’escalade, quelques concrétiseurs d’idées ont offert aux grimpeurs la possibilité de grimper en ville grâce à une structure artificielle de leur invention : invention qui coïncide avec l’organisation des compétitions dites officielles, ce qui n’est pas un hasard. Et comme cet équipement sportif spécifique proposé aux grimpeurs s'est avéré relativement rentable puisque commodément accessible, cela a conduit les constructeurs de murs d’escalade à en ouvrir de nombreux en dépit du prix élevé de l’immobilier et du nombre d’emplois nécessaires à son fonctionnement. La rentabilité semblait acquise d’avance, puisque sur une surface grande comme deux terrains de tennis, le promoteur propose d’occuper à loisir, au bas nombre, quarante personnes contre huit, tout au plus, dans le même laps de temps. À ce compte-là, la rentabilité paraissait prometteuse, parce que l’escalade en salle devint vite une activité sportive autonome et fidélisante, d’autant mieux qu’on y accueille plutôt une clientèle socioprofessionnelle avantagée et culturelle distinguée. Il ne pouvait en être autrement puisque, comme je l’ai déjà dit, de tout temps l’escalade a été une activité pratiquée par des citoyens instruits qui ont des revenus relativement élevés, du moins « honnêtes » et qui ont beaucoup de temps libre payés à taux plein, ce qui n’est pas négligeable, car, comme chacun le sait : le temps, c'est de l’argent. D’où le nombre élevé d’enseignants qui pratiquent ce sport.
Oui, pourquoi s’étonner qu’il existe en quelque sorte des murs d’escalade de luxe par rapport à d’autres plus sobres et qui seraient, c’est sous-entendu, plus authentiques, plus populaires. Que paye exactement le grimpeur lorsqu’il se rend dans une salle d’escalade avec billet d’entrée ? On peut s’entendre à répondre qu’il paye ce qu’il est venu chercher, bien souvent, pour les plus exigeants côtés services et facilités : de l’escalade bichonnée, de l’escalade Cocooning [1]. En détail, le grimpeur paye pour un espace escalade cinq étoiles, car il n’y est pas rentré par hasard.
La Proximité : On y vient en métro, à pied et en trottinette. Rien à voir avec les embouteillages qu’il faut se taper quand on va grimper dehors, loin de la ville, voire très loin même.
La Sociabilité : justement, on vous accueille d’entrée de jeu en ami, avec un sourire radieux, tutoiement et éventuellement une tape sur l'épaule. On fait tout pour que vous soyez à l’aise, que vous vous reconnaissiez avec les autres clients qui, en gros, vous réconfortent sur votre distinction : effet de confrérie.
Le confort : l’athlète dispose de tous les équipements nécessaires pour ranger ses petites affaires, se toiletter et relaxer ses muscles. Mieux qu’à la maison !
Le désengagement aventureux : Une fois passée la porte d’entrée située juste avant la zone bar et de restauration avec écrans géants pour vous occuper l’œil, les aléas météorologiques du dehors n’y existent plus, il n’y a aucun risque d’être surpris par un orage ou un coup de froid au cours de son escalade, puisque même quand il pleut et quand il fait nuit, on peut grimper dans une atmosphère tempérée. De plus, il y a souvent un ange gardien qui veille à vous rappeler à l’ordre si vous faites une erreur d’assurage, par exemple.
Seuls ceux qui grimpent en tout terrain le savent : par rapport à l’escalade du dehors, la prise de risque est réduite au maximum, donc pas de prise de décision compliquée dont l’enjeu est sa sécurité. En revanche, les risques de traumatismes au niveau des articulations sont élevés, beaucoup plus qu’en terrain naturel.
Cognitif simplifié : Comme l’environnement et les lignes d’escalade sont colorés pour être parfaitement discernables, cela facilite la prise de décision dans la composition des gestes à accomplir. Du moins, « la lecture » est plus évidente que sur les matériaux naturels ce qui incite à la paresse, à refuser même de se confronter aux exigences de l’escalade d’aventure (je parle là de vieux camarades qui finissent par ne grimper qu’en salle, car au moins là, ils s’arrivent à se maintenir dans un bon niveau de difficulté).
Il me semble que si ces salles d’escalade cocooning fonctionnent bien, c’est aussi parce que les privilégiés de notre société s’y retrouvent du côté de la distinction sociale et culturelle. Et s’ils s'y sentent comme chez eux, c’est parce que ces salles sont souvent conçues par des grimpeurs qui ont les mêmes codes culturels et sociologiques qu’eux, puisque issus du même milieu de vie. Ce n’est pas un petit luxe de pouvoir venir comme ça, à la décontractée, au milieu de l’après-midi dans une des salles d’escalade implantées non loin de chez soi ou de son boulot. La plupart de ces clients ont cette propension inconsciente d’obéir aux codes de leur classe socioprofessionnelle dans laquelle ils baignent depuis toujours et qu’ils imaginent peut-être aussi, celle de l’escalade, à quelques différences vestimentaires près pour éviter l’uniformité absolue. Ils sont simplement dans leur monde ou ils sont de passage, comme cela m’est arrivé.
Si, c’est tout cela que le grimpeur aime : grimper dans un cadre hôtelier étoilé. En effet, il vaut mieux être de la caste des CSP+, si l’on veut s’approprier les soi-disant codes culturels et sociaux de l’escalade, comme j’ai lu je ne sais plus où. Codes ou valeurs que bien des grimpeurs des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ont beaucoup de peine à reconnaître.
Je n’établis pas là un jugement moral, je souhaite seulement dire comment mes yeux d’ouvrier voient ce beau monde dans lequel j’ai baigné en fait sans trop prendre la tasse. Car entre nous, si seulement trois pour cent des pratiquants réguliers sont ouvriers, c’est qu’il y a en cela une raison sociologique intéressante à étudier ! Ce que je vois, c’est que la plupart des clients, jeunes et à l’aise, ne s’intéressent pas à l’escalade en milieu naturel et sans doute ne comprennent rien aux étonnements des grimpeurs tout terrain, qu’ils soient si loin de ce que les sociologues ont nommé les valeurs de l’escalade traditionnelle, sans les expliciter. (Ça serait bien, car personnellement, je ne sais pas trop exactement ce que sont les valeurs traditionnelles dont ils parlent, il y en a tant). Je ne me moque pas non plus, parce que je sais depuis longtemps que l’escalade, ce n’est pas un truc sérieux, sinon tout le monde en ferait. Je veux dire par là que ma manière de vivre l’escalade et d’être grimpeur n’est pas plus vraie qu’une autre, elle est seulement différente et pas moins chère en fin de compte, comme je tâcherai de le démontrer plus loin. En revanche, ce qui est vrai, c’est que la distinction coûte cher à ceux qui n’en ont pas réellement les moyens. Je sais aussi que, pour pratiquer l’escalade, il n’est pas nécessaire d’adopter le langage spécifique anglo-genre des branchés, de se vêtir comme les marques vous en invitent, d’acquérir tous les accessoires encombrants et sans réelle utilité qu’à se regarder soi-même… En gros, on peut s’offrir le luxe de se vêtir bon marché et de se comporter simplement.
Par là, je cherche à convaincre que c’est une erreur de penser que les nouveaux grimpeurs issus des classes sociales élevées s’approprient les usages, le langage, la manière d’être de la grimpe comme si auparavant ses codes appartenaient aux gens un peu rebelles et aventuriers d’une autre génération : ça, c'est une sympathique image poétique d’un passé réinventé. À la limite, pour les plus humbles, pas trop pauvres, par le biais des salles d’escalade « connectées » [2], ils peuvent être tentés de s’approprier les codes culturels et sociologiques des nantis en adoptant leurs attitudes et leur langage anglo-connecté, etc. Mais le contraire, je doute.
Comme nous venons de le voir, au-delà du coût « obligé » relativement élevé pour pratiquer ce sport, le coût de la séance d’escalade devient spectaculairement élevé, si on ajoute le coût superflu de la distinction sociale et culturelle véhiculée par une certaine imagerie de l’escalade et du grimpeur fabriquée par les marchands. Se passer de superflu apparaît être une solution pour grimper moins cher ou proposer des droits d’entrée aux salles d’escalade moins élevés. C’est aux concepteurs des salles commerciales d’escalade de les faire à la demande. Cependant, il semble que la demande en salles d’escalade pour personnes très importantes soit effective.
Mais au-delà de ça, quand on réside dans une grande ville, peut-on grimper gratuitement ou à bas prix avec le même degré de satisfaction qu’en salle commerciale ? Comme les sites naturels d’escalade sont en accès libre, on peut être tenté de penser que ça revient beaucoup moins cher de grimper dehors. Cela paraît être vrai, vu que la grande particularité de l’escalade en salle par rapport à l’escalade de pleine nature, c’est que, comme pour la majorité des sports, en fait, l’escalade citadine se pratique sur un terrain de jeu spécifiquement construit, ce qui implique un investissement coûteux au préalable. Investissement coûteux avec recherche de retour pour les murs commerciaux ouverts à tous et un investissement coûteux sans recherche d'amortissement pour les murs de clubs ouverts partiellement aux seuls membres, et qui presque toujours ne peuvent fonctionner que grâce à un réinvestissement public reconduit chaque année sous forme de subventions publiques (Il n’y a pas de mur de club qui fonctionne en autonomie). Ce qui implique que le grimpeur qui pratique en structure d’escalade commerciale paye son écot pour l’ensemble des services qu’il est venu chercher, alors que le grimpeur qui pratique en structures d’escalade subventionnées, les frais de fonctionnement et de maintenance ne lui incombent pas, mais à la collectivité. (C’est un privilège non négligeable que personne ne nomme bourgeois alors qu’on pourrait). Le qualificatif privilège est d’autant plus pertinent que ceux qui en profitent viennent très rarement de milieu modeste, comme on pourrait se le figurer. (Les moins riches en murs d’escalade municipaux et les plus riches en murs commerciaux : trop simple pour être vrai)
Pour aller grimper en salle communale, souvent implantée dans des établissements scolaires ou dans les gymnases municipaux, le coût annuel pour grimper en période scolaire est de 55 à 65 euros. L’accès aux adhérents plafonne autour de six heures par semaine et toujours en soirée, sauf rare exception. C’est peu, ce qui conduit pas mal d’adhérents de ces clubs à préférer, à celui pratiquement offert, les murs d’escalade commercialement plus ludiques et variés. Ce n’est donc pas pour le côté bon marché des murs d’escalade subventionnés qu’ils ont adhéré à un club d’escalade qui a leur préférence !
Passons aux chiffres maintenant qui n'engage que moi. Je suis membre d’un club d’escalade dit populaire et je touche 2100 euros par mois. Je grimpe essentiellement en extérieur, mais il me plait d’aller de temps en temps en salle d’escalade pour PTI. Comme je demeure en Essonne, je vais, comme beaucoup, à Bleau pour le bloc et, à l’occasion, en province pour pratiquer en falaises sportives situées plus ou moins loin. Que des terrains de jeu en accès libre ! Et cependant, je débourse 550 euros par an environ en essence rien que pour pratiquer le bloc de pleine nature. Comme je débourse par an autour de 800 euros pour grimper dans les falaises françaises (je ne compte pas ma pratique d’été que je considère être des frais de grandes vacances). De plus, il m’arrive souvent d’aller grimper en Grèce ou en Espagne, entre autres destinations à la mode qui me reviennent pour une semaine d’escalade au coût d’un an d’abonnement à un mur : mais n’exagérons pas la note de frais, on pourrait penser que j’en rajoute. Aussi, je ne compte là ni le matériel spécifique à renouveler de temps en temps, ni les chaussons d’escalade. Grosso-modo, le coût de l’addiction tourne à un mois de salaire par an, et cela, depuis très longtemps. Sans doute que je vais vous étonner, je suis simplement le portrait-robot de la plupart de mes amis, dont certains avancent le chiffre de 4000 euros par an pour l’ensemble de leurs activités sportives (et toujours sans compter les cordes fournies par la trésorerie du club). Bien entendu, pas tous ne peuvent suivre les plus nantis de ces clubs « populaires », mais globalement, il y a peu de petits salaires dans les clubs. En tout cas, il y a beaucoup plus de PTI dans les clubs d’escalade populaires que de véritables ouvriers. Non, l’escalade en mur commercial, souvent de hautes qualités, n'est pas si chère que ça, par rapport aux services annexes qu’elles offrent et par rapport à ce que coûte l’escalade en extérieur d’une manière égrainée, mais que l’on ne compte pas parce qu’on aime.
Il y a encore beaucoup à dire, mais cependant je vais en rester là pour aujourd’hui.
Janvier 2025.
[1] L’utilisation du Franglais est indispensable pour être pris au sérieux.
[2] Avant, on disait : branché, moderne, à la page, dans le vent…