La montagne à pieds nus

Si l’on revient à ce que l’homme supposait du monde, il y a un peu plus deux mille ans, hormis chez les grecs cultivés, de par la dimension apparemment plane de la terre, les montagnes faisaient figures de style de la création. Allant, de la figure de style absurde au regard de leur incontestable dangerosité ainsi de leur inutilité apparente (un peu comme aujourd’hui l’immensité de l’espace peut paraître une bévue de la création du fait de incommensurable vide incompressible qui nous isole de toutes les autres étoiles et galaxies) ; à la figure de style nécessaire à l’équilibre ou à la séparation des mondes. En effet, si l’océan « clôturait » le monde dans l’imaginaire, avec au bout un déversoir incroyable vers le néant, il en était de même d’une certaine manière pour les hautes montagnes prises le plus souvent pour des forteresses protégeant un autre monde dans lequel résidaient, des dieux, des sorcières, des démons, et des fées… Ainsi, l’Etna renfermait les forges de Vulcain. La chaîne de Pinte, dont surgissent Les météores, hauts lieux de culte, était le domaine des Dieux Mars et Apollon. Autant que le Mont Kailash qui est encore pour des millions d'hommes la demeure de Shiva.

Les Tumulus, sortes de montagnes symboliques, sont des prédominances artificielles sous lesquelles sont ensevelis les morts après une bataille le plus souvent (Tumulus Athéniens après la bataille de Marathon - Grèce).

Quant à l’utilité des montagnes, nous nous souvenons tous du mythe d’ Atlas : puni par Olympe, pour avoir prêté main forte à ses ennemis, il fut changé en montagne et condamné à perpétuité à supporter le poids de la voûte céleste : alors que tout le monde sait aujourd'hui que c’est la terre qui pèse sur l’espace, au point de le courber. L’homme a souvent donné aux excroissances monstrueuses de la terre, le rôle de pilier supportant le ciel, ou un rôle de point central du monde. En effet, cela peut surprendre, mais par exemple, selon les écritures saintes, les montagnes sont la partie émergée des charpentes qui garantissent la stabilité de la terre sous le poids du ciel. Voilà ce qu’en dit par exemple le Coran : « Il (Allah) a créé les cieux sans piliers que vous ne puissiez voir ; Il a enfoncé des montagnes fermes dans la terre pour empêcher de basculer avec nous » (sourate 31). Certaines traductions diffèrent : l’une entre elle dit que : « Il (Allah) a créé les cieux sans colonnes visibles ; Il a jeté sur la terre des montagnes comme des piliers afin qu’elle ne branle pas et vous non plus... ». Mais, la citation reste fidèle à l’idée de colonnes garantissant l’équilibre de la terre dans les cieux.

- Est-ce tout ? - Non ! Dans bien des cultures, les montagnes ne clôturaient pas seulement le monde dans le sens horizontal ou garantissaient l'intégrité de la terre à l’encontre du poids du ciel, elles le bornaient aussi dans le sens vertical, considérant, d’un point de vue pratique, que les sommets sont les lieux au plus près du ciel, donc propices aux rencontres célestes de premier ordre. Et c’est ainsi, sur les montagnes du Sinaï, que Dieu choisit de se révéler à Moïse ; et c’est également sur les hauteurs du Mont Ararat, que Noé, le père de toute l’humanité, s’échoua avec son arche. En tout cas, que ce soit chez les Grecs, les Romains ou dans les religions judéo-chrétiennes, les montagnes étaient globalement perçues comme étant le lien limitant le bien et le mal. Elles pouvaient être : soit un lieu privilégié pour l’homme pour ressentir la présence divine de leur choix ; soit un lieu de châtiment, de punition, de repentance, voire de purification et de réconciliation. En somme, un lieu d’épreuves que certaines traditions religieuses s’imposaient pour être au plus près de leurs dieux comme si les proéminences étaient une sorte d’estrade sur laquelle les hommes pouvaient parler à leurs idoles sur un pied d’égalité. Ainsi, la montagne pouvait être un lieu de pèlerinage et d’adoration, et un lieu sacré tel que la montagne sacrée de Sulaiman-Ton (Classé patrimoine mondial).

Pégase : Habitant des Monts Olympe, s'apparente à un cheval ailé qui a le pouvoir d'apporter éclairs et le tonnerre. Il est créateur bénéfique des sources d'eau.

Ce que l’on peut retenir d’un point de vue de la conquête des monts, c’est que si presque tous les mythes et des croyances incitaient à la prudence, d’autres, au contraire incitaient des hommes à braver les dangers objectifs pour aller en montagne. Volontaires ou pas, il existe diverses preuves que des hommes ont gagné il y a bien longtemps le sommet de quelques croupes proéminentes de Nouvelle Zélande, d’Asie centrale et d’Amérique latine : contredisant ce que les chapitres précédents laissaient entendre ; et cela, grâce aux mythes que des hommes ont inventé, étonnamment.

En effet, en toutes régions du globe, alors que chacun ignorait qu’il existait d’autres continents avec d’autres hommes ayant des us et coutumes différents, donc des histoires différentes, il arrivait parfois que des processions s’organisent vers les hauteurs vénérables pour approcher aux plus près des dieux, un puissant monarque rendu à l’état de dépouille inerte comme n’importe lequel de ses esclaves, ce qui était un comble pour un être élu, vénéré et redouté de son vivant. On connaît plusieurs sites mortuaires d’altitude, mais pour l’instant aucune sépulture n’a été retrouvée sur un sommet de plus 5000 mètres. Toutefois, en 1999, les momies de trois enfants, bien conservées par le froid, ont été découvertes au sommet du volcan Llullaillaco à 6739m. Et selon les archéologues, les enfants auraient été ensevelis vivants, suivant un rituel sacrificiel, afin d’honorer un monarque terrestre désincarné en souverain céleste.

Le Mont Kailash en Himalaya, la demeure sacrée de Shiva.


Llullaillaco, la montagne aux sacrifices humains 6739m.

Certes ce volcan en sommeil, visité par les anciens, n’est pas un sommet technique et très prestigieux, mais il est suffisamment bien marqué et d’une altitude suffisamment respectable pour que d’ironie il fallut l’alpinisme pour faire cette étonnante découverte. Bien entendu, nous ne pouvons pas assimiler ces pratiques sacrificielles à de l’alpinisme. Déjà, parce que la raison, du point de vue de ces ascensionnistes vertueux, en était l’obéissance et la subordination aveugle à un mythe religieux qui avait autant de bien-fondé que la peur du noir ou des fantômes : impératif mystique que l’alpinisme ne saurait avoir par essence. En 2002, j’ai moi-même découvert les restes d’un humain sur la vaste caldera du volcan actif Ruapehu, en Nouvelle Zélande. En extrayant le crâne sans mâchoire de la glace, j’ai d’abord songé qu’il s’agissait là, d’une dépouille décharnée d’un randonneur malchanceux. Mais à ma grande surprise, les autorités auprès de qui j’ai signalé ma funeste découverte, m’ont affirmé qu’aucune disparition n’avait été signalée dans ce secteur depuis l’arrivée des Européens, ce qui signifiait selon eux que les ossements provenaient probablement d’un autochtone maori des temps sauvages. (Bien que ce site, ne fut pas connu, d’après un policier Maori présent, pour être un ancien sanctuaire sacré).

Alors que faisait-il cet homme sur ces hauteurs glacées lorsqu’il fut probablement attrapé par une tempête de neige ? Impossible de trouver une réponse d’ordre pratique ou matériel, aussi sommes-nous réduits aux conjonctures d’ordre poétique. Ce qui m’incite à cette audacieuse supposition, qu’il n’est pas impossible puisque l’homme a su coloniser de nouvelles terres bien au-delà des océans a priori aussi dangereux que la montagne, que des aventuriers incrédules et sans peur aient pu atteindre pieds nus quelques sommets prestigieux pas trop difficiles. Tels que par exemple, le Kilimandjaro et l’Aconcagua. - Comment prétendre que non !

- Quoiqu’il en soit, si de telles ascensions purent avoir lieu, il faut voir que ces exploits individuels et inconnus n’ont certainement pas été encouragés par la société des hommes, car pour qu’il y ait des alpinistes, tel qu’on l’entend aujourd’hui, il fallait que celle-ci le veuille et crée les conditions de sa pratique. Autrement dit, l’alpinisme, la grimpe des parois en général, ne peut être marginal, n’en déplaise aux grimpeurs idéalistes qui pensaient vivre loin des déterminismes de leur société.

La Tour de Babel : la montagne refuge construite par les descendants de Noé fait également figure de tour de guerre pour monter à l'assaut du ciel où demeure Dieu.

Alors, qu’est-ce qui a été l’instigateur de l’alpinisme ? - Les livres saints qui nous disent entre autres que la montagne est un lieu de théophanie ? La science qui explique tout et fait disparaître les démons et les esprits des montagnes pour les envoyer au Diable ? La nécessité : celle qui a conduit Otzi, la momie des glaces, à affronter le froid de la haute montagne ? - La société règne sur nos activités, aussi il semble, que seule une société motivée, pour une raison ou pour une autre, pouvait être l’inspiratrice de la conquête des sommets. Ce qui veut dire, que d’emblée on ne retient pas ce qui peut être perçu comme un accident de l’histoire. Comme piste, nous savons que l’alpinisme a été inventé à peu près en même temps que le vaccin contre la rage et la machine à vapeur, et nous ne voyons en cela aucune coïncidence mais au contraire la preuve d'un moteur commun. Mais en même temps, il serait présomptueux de prétendre que la lente dénaturation des rapports de l’homme avec la montagne aurait suivi une sorte de prospection historique, comme si l’escalade devait comme biologiquement advenir. L’alpinisme n’était pas au programme de l’évolution des sociétés, pas plus que le golf et le football, et ils auraient très bien pu ne pas être ; à un détail près pour l’alpinisme, c’est que le terrain de jeu était là depuis le commencement du monde : tout comme l’esprit de conquête d’ailleurs puisque l'homme contre vents et marées, parti du berceau, ont en quarante mille colonisé toute la terre. Oui, pour que l’alpinisme arrivât, il fallut en plus de la montagne, de la spiritualité, de la science, et l’esprit conquérant de l’homme, une certaine idéologie favorable, idéologie de conquête que nous chercherons à définir au cours des prochains chapitres...

Les pyramides sont certainement les constructions humaines au plus proche de l'idéalisation de la montagne.