1909 - A l'aube de Bleau

Jérôme Etienne

Jérôme Etienne, un des premiers Bleausards ! Interview de Jérôme Etienne par Agnès Couzy. Propos publiés dans Alpi-rando en 1989. - Pourquoi cet Interview ? Parce que Etienne Jérôme a connu l'escalade de blocs au début des années 1900 et il peut être considéré comme un des premiers Bleausards à avoir pratiqué l’escalade en bloc, du moins le seul qui en a donné un témoignage …

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      • Quand apparurent les premiers bleausards ?

Les premiers grimpeurs ont dû circuler à Bleau entre 1900 et 1905. vers 1907, certains d'entre nous sont allés rejoindre des gens plus âgés, sorbonnards ou polytechniciens, qui faisaient déjà du rocher comme Wehrlin par exemple. En 1910, on a formé le groupe rochassier, tout à fait informel. C'était juste un groupe d'amis. On se voyait le dimanche. J'ai dû commencer à grimper vers 1909, à Cuvier-Merveille. On était une dizaine pour toute la forêt. A cette époque, l'escalade à Bleau était une préparation à la montagne, un moyen, pas un but en soi.

    • Quelles furent les lieux fréquentés tout d'abord ?

On allait au Cuvier, Rempart ou Merveille et à la Dame Jeanne. C'était loin ! Il fallait prendre le train à 7h du matin avec nos gros sacs, puis faire sept ou huit kilomètres à pied. On avait juste le temps de grimper la Dame Jeanne avant de reprendre le train le soir.

Maunoury, alpiniste réputé à l'époque, qui avait fait l'arête sans nom à la Verte, m'avait parfois emmené dans sa voiture. Vers 1908-1909, il nous est arrivé d'aller explorer les trois pignons, peu connus parce que loin des gares. C'était alors tout boisé. On ne voyait émerger que les 3 volcans. C'était un peu féerique. les incendies et la guerre de 39-45 ont ensuite éclaircies la forêt.

      • Les grimpeurs devaient passer pour de drôles d'oiseaux?

Nous étions alors tous issus de la bonne bourgeoisie où l'alpiniste était considéré comme un sport dangereux. Mes parents m'ont quand même laissé faire de la montagne mais je passais pour un original. Encore en 1926, quand je me suis marié, on me prenait pour un phénomène. c'était l'âge d'or. Une traversée des Vosges, à pied en hiver, prenait des allures de vraie aventure.

      • Que pouvait-on faire avec des chaussures à clous à Bleau?

On grimpait avant 14 avec un chapeau, une cravate, une chemise une veste et un pantalon et des chaussures à clous. On était souvent tenu du haut par la corde. On ne connaissait pas les prises interdites mais les courtes échelles étaient mal vues. Il nous arrivait d'utiliser des espadrilles à semelle de corde mais il a fallu attendre Pierre Allain et ses P.A. en 1928 pour franchir un seuil en escalade.

      • Quelles étaient les voies phares avant 14 ?

Wehrlin avait ouvert la fissure du même nom au cuvier, du 3 actuel. ça paraissait alors très dur. C'est devenu un peu ma spécialité. Je la faisais en 26 secondes. Il faut dire que j'aimais particulièrement les verrous de coude et l'opposition. Jacques de Lepiney, le meilleur grimpeur de l'époque, avait ouvert l'arête de Larchant sur la Dame Jeanne, un exploit. C'était aussi du 3 actuel, mais aérien. Je l'ai faite en 1918 ou 1919. Il y avait enfin la fissure Prestat du Cuvier, mais qui n'a pas été ouverte pas Prestat. Celui-ci , bien que "radin" avait promis une bouteille de champagne à celui qui réussirait. Ce fut Jacques de Lepiney, en 1914. La voie était un peu plus dure qu'aujourd'hui car la prise de sortie était bouchée par un caillou.

      • Les coutumes ont-elles beaucoup changé : circuits, pof, tapis... ?

On grimpait en petits groupes mais sans circuits, qui n'apparurent qu'après 1945. On faisait les voies que l'on connaissait, surtout au Bas Cuvier et on se mettait petit à petit aux dalles. Pof et tapis sont venus beaucoup plus tard. Pierre Allain a marqué le véritable seuil des difficultés. Son groupe bivouaquait traditionnellement. Vers 1928, il n'y avait encore guère que deux groupes constitués, celui de Pierre Allain et le nôtre. après 1930, le nombre des grimpeurs a augmenté. peut-être une centaine.

      • Comment ont-ils baptisés les noms des massifs d'escalade ?

Beaucoup viennent d'une toponymie ancienne comme Apremont, Franchard,, Cuvier, ou sont venus de la forme d'un rocher, l'éléphant, le cul de chien, le bilboquet. Les grimpeurs ont été aussi à l'origine des appellations, définitivement fixées quand l'IGN se renseigne pour éditer une carte. C'est ainsi que Lucien Devies avait transmis à l'IGN des noms inventés par notre groupe d'amis : le Potala, à cause de la ressemblance d'une maison avec le monastère de Lhassa, ou les rochers du Général à cause d'André Vialatte qui avait dû explorer ces rochers. J'ai assisté jadis à la naissance de la cuisinière. Un de nos amis se plaignait d'avoir froid quand sa fille lui dit de s'asseoir sur la cuisinière, un rocher du bas de la colline. J.A.Martin devait être grimpeur mais je ne l'ai pas connu.

Interview de Jérôme Etienne par Agnès Couzy paru dans Alpinisme et Randonnée. 1989.