03 - L'imaginaire et la montagne

Certains doivent se dire que cette histoire de l’escalade tourne court en eau de boudin avec son saupoudrage de gentils démiurges et démons colériques. Car quel rapport peut-il bien y avoir, entre les mythes horribles des anciens et le Bleau paisible des grimpeurs dont décidément on ne parle pas ? - S’il y a un lien, il ne doit pas être bien ténu !

En effet, le lien est très lointain, pressenti seulement si l’on regarde de près le défilement de milliers de siècles durant lesquels les deux acteurs étaient présents en scène, l’homme et la montagne sans qu’il n’y eût spontanément de jeux entre eux : c’est-à-dire, ni d’alpinisme, ni d’escalade, mais seulement une relation plus ou moins mystique, froide et prudente qui ne favorisait pas leur invention. Aussi, il nous a semblé, qu’entreprendre l’histoire de l’escalade en commençant par présenter les principaux obstacles culturels et naturels qui s’opposaient à la naissance de l’alpinisme, était une bonne approche pour expliquer son apparition : explication en apparence paradoxale à partir du moment, nous le savons aujourd’hui, où la nature en apparence inviolable et hostile de la haute montagne est l’ingrédient natif de l’alpinisme. En fait, que les montagnes soient là, fascinantes, étincelantes, géantes et pointues à faire des trous dans le ciel, n’étaient pas des valeurs sportives suffisantes pour que l’homme conçoive d’un claquement de doigt l’alpinisme ; de la même manière qu’il ne pouvait s’accorder spontanément à l’idée que tout ce qui fait partie de son cadre de vie deviendra un jour marchandise, prétexte à des transactions planétaires qui feront la fortune de quelques-uns et l’infortune de tous les autres. En effet, comment concevoir, lorsqu’on est incapable de monnayer ce qui ne peut être emporté, que l’on viendrait un jour à s’approprier la terre, les richesses du sous-sol et faire des arbres, des plantes et des animaux, des biens particuliers. Culturellement, naturellement même, cela lui était contre nature, comme il nous apparaîtrait contre nature que l’air que nous respirons et les nuages qui arrosent exagérément nos rochers certains dimanches, puissent un jour appartenir à une poignée d’humains et que par conséquent il nous faudra payer un écot pour avoir le droit de respirer. - Absurde ! – Alors absurde était autrefois l’idée que l’homme irait un jour grimper les hautes montagnes pour s’amuser.

A la lecture des précédents chapitres, on peut également nous reprocher le fait que nous ne savons quasiment rien du passé, et de ce que les hommes firent avant qu’ils trouvent indirectement ou directement des systèmes pour communiquer avec les hommes du futur (1), que l’on ait scandaleusement eu recours à l’imaginaire et à l’intuition pour développer du rapport de l’homme à la montagne. Si l’on regarde les traces du passé, on s’aperçoit que presque toutes, et en particulier les représentations solides et les écrits laissées par les anciens, relèvent principalement de leurs angoisses existentielles, et témoignent que l’homme, submergé par ses questions terribles sur le monde, a toujours cherché l’équilibre de sa raison, et cela jusqu’à déraison. En effet, c’est de par leurs tourments, et de leurs recherches à expliquer les mouvements de la nature, que sont nées bien des mythologies surprenantes et absurdes. Si bien, que ce qu’il en est resté de traces sur la pierre est presque toujours de nature spirituelle. De sorte que les ethnologues, les paléontologues comme la plupart des historiens, ont presque toujours recours aux rites et aux religions pour résoudre les énigmes posées par le comportement de nos ancêtres. Et cela quelques furent leur degré d’évolution. Aussi, il nous était honnêtement impossible à notre tour, d’échapper aux divinités, aux esprits, et à la grande explication universelle des croyances, pour parler du long chemin qui mena à Bleau.

Maintenant que nous nous sommes expliqués quant au choix des thèmes des épisodes précédents, nous allons revenir dès le chapitre suivant à nos moutons et leurs bergers du temps jadis, précisément à l’époque où tout s’expliquait le plus sérieusement du monde avec l’imaginaire, en somme par la pensée, cela sans se douter que le propre de l’imaginaire est de fausser le réel tout en le laissant paraître intact, voire immuable. Ainsi nous verrons plus loin que si parfois l’imaginaire, la spiritualité, la croyance, ainsi ce que la connaissance a professée selon diverses écritures, n’encourageaient pas à fréquenter la montagne, bien que certaines dispositions téméraires de l’esprit, ont au contraire, conduit les hommes à aller là haut, et d’une certaine manière contre leur gré contrairement à l’alpiniste.

(1) Les traces de la présence des hommes que les paléontologues cherchent et étudient ; le travail sur la pierre puis plus tard l'écriture sont les exemples de communication, involontaire et volontaire, avec les hommes du futur.

Montagnes Sacrées

Les références à la montagne sont nombreuses dans les récits religieux et mythologiques, soit associées à la spiritualité et à la recherche des êtres suprêmes, soit associées à des événements hautement surnaturels et extraordinaires. Mais jamais ces références sont d’ordres simplement exploratoires, comme si, au-delà de ses dimensions tangibles, seule comptait sa dimension symbolique. En tout cas, innombrables sont des montagnes sacralisées à travers le globe : des montagnes en demeurant interdites alors que d’autres étaient au contraire, lieux de processions et de cultes. Parmi les montagnes sacrées, l’on peut citer les plus célèbres et la nature du culte qui leurs sont associés :

Le Mont Sinaï (Égypte). Lieux de culte des religions monothéismes, célébré pour avoir été le sommet où Moïse aurait reçu les dix commandements de Dieu.


Le Mont Fuji (Japon) Lieu mythique et de pèlerinage depuis des Siècles. Plusieurs divinités y demeurent, en particulier Kono, la princesse qui fait fleurir les cerisiers.


Le Mont Ararat (Turquie). Lieu sacré et interdit sur lequel s’est échouée l’arche de Noé. Elle y serait encore, conservée et protégée du pillage par les neiges éternelles.


Le Mont Etna (Italie). Lieu où les armes des Dieux ont été forgées. Ces armes étant les éclairs et la foudre. Ce fut aussi un lieu de sacrifice.


Le Mont Kailash (Tibet) Lieu interdit et encore inviolé, considéré comme étant la résidence de Shiva et le centre du monde chez les bouddhistes.


Le Mont Bégo et la Vallée des Merveilles (France) Sanctuaire considéré comme sacré par les archéologues pour les hommes de l’âge du bronze. On y dénombre plus de 30.000 gravures dont la plupart figuratives. Un exemple de transmission considérée inconscient par les anciens aux hommes du futur.


Le Mont Kilimandjaro (Tanzanie-Kenya). Lieu sacré d’où descend les pasteurs Masaïs pour les uns, d’où descend le peuple Chaga pour les autres. C’est aussi la demeure de Dieu celui qui a donné la vie.