08 - L âge tendre de l'Alpinisme

Le titre de ce chapitre peut surprendre. Car, si l’on a déjà entendu parler de l’âge d’or de l’alpinisme, voire même de l’âge d’argent et de l’âge de fer, il n’a jamais été formellement mentionné, qu’il y ait eu un âge avec un qualitatif si peu en accord avec le caractère viril de l’Alpinisme. Pourtant, cette période comprise, d’un point de vue de l’alpinisme, entre l’ascension du Mont Blanc par Mr Saussure et le début de l’âge d’or de l’alpinisme a durée près de soixante années (1) : soixante années durant laquelle l’esthétique de la montagne portée par le mouvement des romantiques a dominé longtemps sur les sommets et influencé l'alpinisme naissant. En tout cas, c'est une période qui nous apparaît suffisamment importante et significative pour qu’on s’y attarde.

Ci-dessus : Œuvre romanesque de la vallée de Chamouni réalisée par William Woollett en 1773 suivant une description détaillée de William Pars venu trois année auparavant suivant la tradition du "Grand Tour". On voit là le souci de donner une dimension féerique de la montagne, bien loin de la représentation effrayante de ses prédécesseurs. Noter horizontalité de la "Mer de Glace" Subtile intervention de l'imaginaire de l'auteur et la représentation construite à partir des mots...

Si nous devions résumer comment voyons-nous cette période... Nous dirions que l'âge tendre de l'alpinisme est une période de maturité... Une période où la montagne dû d'abord être aimée, puis désirée, avant d'être conquise par des héros obéissants. Cet âge tendre, c'est donc l'âge ingrat de l'adolescence de l'alpinisme, c'est l'âge où l'alpinisme se cherche et se trouve suivant des déterminismes culturels de la société. Car d'une certaine manière, l'alpinisme n'a pas totalement choisi ce qu'il est devenu...

Ces explications données, nous allons à présent tenter de montrer comment l’iconographie et les prétextes de l’Alpinisme ont lentement évolués durant cette longue période, corollairement à de nouvelles aspirations « culturelles » des sociétés, toutes empreintes d’obsessions de grandeur et d’influence géopolitique. Ce pluriel valant pour les pays européens en rivalité économique et politique qui sont sur le point de s’engager dans une course effrénée pour étendre leurs possessions coloniales au delà des monts et merveilles des Alpes ; mais également d’une certaine manière dans les Alpes. (2). D’ailleurs, nous reviendrons sur ce parallélisme le moment venu. Rappelons seulement que l’Europe était en train d’achever l’exploration du globe et l’Angleterre commençait à revendiquer les premiers territoires austraux lorsque Monsieur de Saussure fit ses expériences au sommet du Mont Blanc ; sur cette sorte d’ultime territoire vierge du bout du monde, qu’il convenait d’explorer au nom de la connaissance scientifique. (On se souvient de ce couple fusionnelle qui a traversé l'histoire et le monde la main dans la main : La connaissance scientifique et l'exploration impérialiste).

Cette superbe gravure de Samuel Birmann datant 1826 et intitulée : Souvenirs de la vallée de Chamouni" montre une vue réaliste du point de vue du Montenvert même si pour la composition est idéalisé. Nous voyons une montagne qui se suffit à elle même pour séduire le lecteur.

La première observation que l’on peut faire, suite au voyage de Monsieur de Saussure au sommet du Mont Blanc, ce que plus tard on qualifiera de « conquête » , c'est que cet événement n’a pas tout bouleversé du jour au lendemain, loin de là. En effet, si l’on reconnait, en sus de celui de l’étude scientifique, un mobile alpin à l’ascension du Mont Blanc, l’objectif spontané, ne pouvait être autre que la prédominance métrique ; or d’emblée la route vers le plus haut sommet des Alpes, voire du monde pour les ignorants, venait d’être ouverte, aussi, comment se figurer que tout restait à faire alors qu’on pensait que l’ultime venait été accompli. Et bien que cela puisse surprendre aujourd’hui, suite au retentissement suscité par l’ascension réussie de M Saussure au Mont Blanc, il n’y a pas eu précipitation vers les sommets vierges des Alpes de moindre importance : la notion de première, donc de conquête, n’étant pas encore installée dans les esprits. Au contraire, les « exploits alpins » suivants se firent essentiellement sur les pentes du « Toit de l’Europe », et cela aussi longtemps que l’on n’inventa pas de nouvelles considérations à la prédominance, comme trouver à atteindre le plus haut sommet de chaque nation, de chaque massif montagneux, puis les plus élevés en fonction d’un jalon de mesure particulier, comme par exemple : les plus de 5000 yards (4572 m)… (3). Cependant, qu’on ne se méprenne pas, même si le Mont Blanc sera gravi ensuite presque chaque été, son ascension demeurera jusqu’au milieu du XIX siècle environ, une expédition coûteuse qui nécessitait de payer de nombreux porteurs et guides ; dépense que l’on ne pouvait raisonnablement pas envisager sans un mobile scientifique à la clé. Ce qui explique que les pionniers et les inventeurs de l’alpinisme furent pour la plupart, initialement, des hommes de science ; des hommes érudits et de bonne fortune à la fois (4).

Le glacier des Bois (Mer de Glace) et le Dru. Œuvre de Jean Dubois (1789-1849), peintre réaliste Suisse. A l’époque, ces monts étincelants semblaient inaccessibles et pourtant ils n’avaient pas encore l’allure de défi puisque seul le Mont Blanc, majestueux patriarche avec son allure débonnaire, intéressait les ascensionnistes. Ascensionnistes que l’on n’avait pas encore appris à nommer alpinistes.

Maintenant, que nous avons vu où en était l'alpinisme et ses hésitations, oublions durant quelques décennies ces hommes de science et regardons ce qui a été produit par leurs contemporains, en particulier par les peintres de la montagne, œuvres plastiques qui vont souvent à l’encontre d’une certaine iconographie effrayante et héroïque de la montagne. Œuvres généreuses qui illustrent sans doute que la conquête des Alpes était également culturelle, pour ne pas dire au préalable culturelle et qu'elle a eu son influence sur la représentation de alpinisme. Oui, il faut oublier un petit peu les alpinismes, d'autant que le nombre de voyageurs venus au pays des glacières pour contempler la magnificence des Alpes, et en cas échéant pour gravir quelques proéminences à la vue spectaculaire, était infiniment plus important que le nombre des « véritables » ascensionnistes venus dans les Alpes, en particulier dans le massif de Mont Blanc. Autrement dit, le prétexte premier pour se rendre au pays des glacières a été le tourisme « contemplatif ». Tourisme qui a débuté, nous nous en souvenons, au milieu du XVIIIème, et qui s'est considérablement développé après la révélation de Mont Blanc dans les salons, grâce à l'ascension retentissante de Monsieur de Saussure. En tout cas, le tourisme contemplatif a été la cause première du développement hôtelier, autant que de celui du métier de guide, dans la vallée de Chamonix et d’ailleurs (5). Entre les « courses » classiques, l’un des attraits du voyageur « alpiniste » qui se rendait dans la vallée de Chamonix, était de « monter au Montanvers » et descendre marcher sur la « Mer de glace » ; Ou plutôt de s’aventurer sur cette fameuse « mer figée comme une ville ruinée d’un monde englouti ». On se doute que le nom « Mer de Glace », de son véritable nom : le Glacier des Bois, a assurément stimulé l’imaginaire et exercé une véritable fascination chez bien des voyageurs : du moins autant que les mots savent le faire.

Voyageurs au dessus de la mer de Nuage : Tableau du peintre romantique David Friedrich (1818) : Cette oeuvre métaphorique nous montre un voyageur immobile nous tournant le dos. Dominant le paysage, comme la flèche d’une chapelle montre ce dans quoi elle s’élève : l’immensité du ciel, l’homme, ainsi mis en scène, incite les spectateurs à s’arrêter devant l’œuvre, et à imiter cet inconnu qui médite. Cette œuvre majeure, illustre parfaitement la recherche d’émotions du voyageur et la rêverie qui en découle devant le spectacle de la nature. En réalité, David Friedrich connaissait mal la haute montagne et on ne lui connaît aucun voyage dans les Alpes, mais il a su montrer l’invisible mouvement de l’âme soumise à la splendeur de la montagne car pour lui, le vrai sujet est là : le doute existentiel révélé par la beauté.

Il faut se souvenir qu’à l’époque de Saussure, l’essentiel des évocations du spectacle de la nature étaient manuscrites. Autrement dit, les images gravées ou peintes étant rares car très onéreuses à produire et à imprimer, le plus commode pour « montrer » la montagne, était de la décrire ou de la comparer avec quelque chose dont on avait déjà une représentation, fausse ou exacte ; ou mieux encore, de transcrire ce que chacun ressentait « au plus profond de son âme » devant « l’esthétique sublime des majestueuses cimes » (6). Cependant pour la clientèle cultivée et sentimentale ayant quelques moyens, un certain nombre d’eau forte et d’aquarelles, ont été produites ainsi que quelques œuvres « silencieuses » de peintres romantiques, auxquelles beaucoup de soins ont été apportés dans leur composition, afin qu’elles remplissent correctement leur office en fonction de l’activité de celui qui la donnait à rêver. Ce sont ces diverses œuvres que nous avons souhaité montrer comme des indices de la lente maturité de l’alpinisme pour celui de l’âge d’or.

La Jungfrau, le Münch et l’Eiger. Huile de d’Alexandre Calame. Ci-dessous la même représentation : aquarelle de 1822 par Gabriel Lory en illustration d’un ouvrage publié sur le nom de : Voyage pittoresque dans l’Oberland Bernois. (1784 – 1846).

La plupart des œuvres sont très connues car ces peintures, ces aquarelles et ces dessins, assez rares en fait, illustrent les livres contemporains sur la montagne. Cependant, il nous parait important de remarquer que sauf rares exceptions, les représentations d’alors montrent la haute montagne au plus juste de ce qu’elle était alors (7), la mystification étant essentiellement symbolique, poétique, mouvement particulièrement démonstratif en écriture. En effet, pourquoi à l’époque où nous parlons, aurait-on montré d’emblée la montagne comme une ogresse caractérielle dévoreuse d’hommes (8) alors que ce sont les romantiques qui ont bouleversé la perception ancestrale de la montagne, mieux qui l’ont « imaginée » bouleversante en la comparant, entre autres merveilles, à des cathédrales naturelles (œuvre divine) car rien n’était plus beau et plus impressionnant qu’une cathédrale (œuvre humaine) (9).

Cette illustration, réalisée par Jean Dubois vers 1820 environ, montre un Chamonix « de rêve » où la nature était encore presque intacte. Nous pouvons découvrir à gauche les premiers hôtels, dont l’hôtel de Londres érigé en 1743 par les anglais pour accueillir une clientèle aisée ; et à droite le vieux bourg. Notons également que la rivière n’était pas encore « domestiquée », canalisée en un torrent tumultueux : Source : Wikimédia.


C'est autre œuvre peint par Jean Dubois (1789 - 1849), nous montre une vue générale de Chamouni où l'on devine les premiers hôtels construits pour accueillir les touristes venus découvrir la beauté des Alpes, révélé depuis peu en particulier les touristes de la nouvelle gentry anglaise. On peut noter le réalisme de la gravure qui montrait les montagnes telles quelles étaient sans ajouter aucune fantaisie.

Pour ne parler à présent que des représentations picturales, précédemment nous avons présenté les œuvres de Bourrit qui sont souvent de simples panoramiques topographiques remarquablement exacts du paysage et de la nature. Mais parfois le paysage était subtilement dramatisé pour invoquer la rêverie du spectateur face au paysage réel. Composant alors, le plus souvent par le premier plan et les couleurs, une allégorie complexe de la vie et de la verticalité du monde : où le proche serait le bas et le lointain le haut, avec tout le cortège métaphorique que cela porte, ou suppose, entre la douceur et le froid, entre l’ombre et la lumière, allégorie souvent portée par les montagnes puisque la lumière réelle vient toujours du ciel, alors que l’ombre semble toujours sortir de la terre. En effet, c’est bien sur le sol que se dessinent le plus nettement les ombres sous la lumière rasante de l’aube ou de la fin du jour. Ainsi, représentée sur une toile, il n’était plus besoin d’être dans le paysage de montagne ou dans la nature, pour être soumis à une subtile charge émotionnelle, dont il n’est pas toujours facile d’en avoir la clairvoyance. C’est aussi l’office de l’art. Au point que certaines compositions mettent le spectateur dans l’embarras, ne sachant pas exactement si c’est l’œuvre et sa brumeuse signification, ou si ce qu’elle représente de « vrai », c'est-à-dire le paysage, qui « amène l’âme à la tension la plus haute » : en supposant alors, que l’impression de solitude, d’écrasement et de petitesse, sera encore plus vive et plus pure devant la beauté de la nature véritable.

Œuvre de Friedrich (1825). L’absence de personnage au premier plan accentue l’impression de « vide », pas d’invite à la contemplation du « beau » comme chez ses contemporains, mais à une pénétration plus spirituelle du paysage, la forme chaotique du premier étant celle de l’âme.

A partir du XVIIIème siècle, si la montagne un lieu de villégiature plus ou moins aventureuse, les gravures et les tableaux eurent d'abord le souci de montrer les Alpes comme elles étaient, ou comme un lieu d’enchantement face à sa nature grandiose et sa beauté unique. La « conquête » des Alpes a donc été d'abord esthétique comme le montre en particulier le peintre suisse Caspar Wolf à travers son œuvre remarquable (1735-1783) : Photographie de l’œuvre intitulée le glacier de Lauteraar : source Wikipédia.

Parmi les courses en montagne classique, l’ascension du Buet avait une bonne place : voyez comment était représentée cette ascension, bien loin d’une mystification effrayante en dépit du gouffre qui contribuait à l’impression d’absolue beauté de la montagne.

Ce jeu entre l’imaginaire et le réel nous dévoile bien souvent les préoccupations de l’auteur en fonction de ce qu’il veut faire naître dans l’esprit du spectateur : la crainte, l’espoir, l’effroi, la prudence, l’admiration, l’émerveillement la compassion, la passion. En tout cas, sous une forme poétique, les peintres romantiques ont cherché à transmettre un message philosophique et spirituel, sans jamais tenter d’« héroïser » l’homme conquérant de la montagne. (10). Pourtant, peu à peu, le moi physique se substitua au moi spirituel, du moins prit de plus en plus de place dans le décor. Autrement dit, la représentation de l’homme en montagne le déplaça du bord de l’abime au premier plan du tout, et la montagne reprit son ancien rôle de grande dangereuse. On se permit même de corriger le passé comme si on avait eu conscience après coup que l’ascension d’un grand sommet comme le Mont Blanc avait été en réalité un acte de conquête, donc un acte héroïque : ces hommes, n’avaient-ils pas affronté l’inconnu, les esprits mauvais et les êtres fantastiques des légendes, lutté contre la fatigue, le froid et l’effet de l’altitude qui ressemblait fort à l’emprise progressive de la mort.

Cette gravure souvent présentée comme illustrant le voyage de Monsieur de Saussure à la cime du Mont Blanc a été gravé en 1860 suivant une composition plus impressionnante que les illustrations de l'époque. Il suffit de compter le nombre d'ascensionnistes pour découvrir qu'il y a trop. (A t-il fallut une telle armée de valeureux armés de pic pour vaincre le Mont Blanc. Non bien sure puisque la majorité des participant en réalité étaient des porteurs. A partir de cette époque, la crevasse est devenue le symbole de la bravoure de l’Alpinisme face aux dangers durant l’ascension des montagnes. Si nous regardons à présent l'illustration ci-dessous dessinée par Bourrit 60 ans auparavant, en dépits de la présence de la crevasse, rien ne semble dénoncer le danger. La conscience de l’alpinisme, fera de Saussure un véritable alpiniste de « conquête » bien des années après sa prodigieuse ascension du mont Blanc à l’instant même où les lithographies, le représentant et illustrant son « exploit, » seront retouchées pour une posture plus avantageuse pour le héros.


Sur la gravure originale qui sera plus tard refaite, l'on peut voir le pauvre Monsieur Saussure sans doute très fatigué assis sur une courte pente se laissant glisser vers une petite crevasse qu'il franchira solidement encadré par ses guides avec une échelle mise à plat.

Ca sera désormais la gravure retouchée qui servira à illustrer les récits de la première ascension du Mont Blanc par monsieur de Saussure.


Ci dessous, voici un aperçu du récit publié en 1814 racontant d'un ton précieux la montée " au sommet du Montenvers " par l'Impératrice Joséphine effectuée en 1812. L'intégralité de cette œuvre ainsi que ceux cités dans cette étude sont consultables intégralement sur le site Gallica de la BNF.

A partir du milieu du XVIIIe les œuvres réalistes seront de plus en plus rares. Le réalisme revenant plus tard avec l’invention de la photographie. A l’approche de l’âge d’or de l’alpinisme, en fait de son invention effective, la crevasse devint le symbole de l’audace, du danger, en somme de l’alpinisme ; et non plus comme un mouvement de la nature propice aux interrogations métaphysiques. Les vues seront de plus en plus impressionnantes, de plus en plus fantastiques au point de s’éloigner du réel, dès lors on parlera de « bravoure » et de « conquête ». Cette nouvelle mystification est attribué à son précurseur, l’Alpiniste anglais Albert Smith qui montra l’ascension du Mont Blanc suivant une nouvelle représentation, même celle de Saussure qui devint 60 ans plus tard, un « conquérant » avant toute considération scientifique. A partir de là, la rupture devint nette entre l’exploration scientifique, le voyage romantique sur les glacières et l’alpinisme de conquête (12).Quand bien même subsistera malgré tout un alpinisme romantique autant qu’un alpinisme scientifique…

A partir de cette époque, la montagne trouvera une nouvelle forme de mystification. Ici le Grand Mulet vu par Albert Smith. Il connaitra le succès en mettant en scène « son ascension » du Mont Blanc en 1851 : la quarantième… On comprend dès lors, les déclarations de son compatriote John Ruskin présent alors à Chamonix.

La crevasse : une œuvre charmante mais oh combien "mensongère".

Nous découvrirons bien des similitudes entre toutes ces représentations fantastiques de la montagne, en particulier dans la représentation d'Henriette d'Angeville franchissant un pont de neige lors de son ascension remarquée du Mont Blanc, qui fera-d-elle, la pionnière d'un nouvel alpinisme, celui pour le plaisir. Voir l'épisode suivant : Précurseur de l'Alpinisme contemporain.

Cependant bien des contemplatifs, en particulier John Ruskin regrettent l’activité exploratrice de son temps, reprochant aux explorateurs alpinistes de ne voir, en ce lieu de pureté, qu’un terrain propice à l’exercice physique. Pire, de transformer les montagnes en mâts de cocagne qu’on s’empresse de monter et descendre sans voir sa gloire. Combien diront, en substance, que pour retrouver le vertige des hauteurs, le sublime des lieux, il convient d’abord de s’en éloigner. Cette controverse subsistera longtemps, même dans le camp des alpinistes contemplatifs, envers les coureurs de sommets à la recherche de la gloire.

Extraits du récit du voyage de l’impératrice Marie-Louise sur la mer de glace en 1814 – « Un sentier presqu’à pic nous conduisit sur cette mer… pour voir de plus près ses grandes vagues immobiles. Nous l’y suivîmes, armés de nos cannes ferrées, en franchissant les crevasses… et en côtoyant celles qui étaient infranchissables. Quand nous passions au pied de quelque gigantesque colonne de glace… toute grande impératrice qu’elle était… nous nous trouvions réciproquement bien petits ».

NOTES :

    • (1) - Période fondamentale de l’alpinisme conquérant durant laquelle les plus grands sommets des alpes seront l’objet d’une compétition « sportive » entre les alpinistes pour leur première ascension. Période qui débute selon l’inventeur de l’expression : l’historien William Auguste Coolidge, avec l’ascension du Wetterhorn en 1854 par le Britannique Alfred Wills qui pensait faire « une première » et, qui s’achèvera par la première ascension tragique du Cervin en 1865.

    • (2) - Nous avons dit quelques chapitres auparavant que l’alpinisme a été le produit de la culture impérialiste de l’Occident, en tout cas sa manifestation avec ses effets secondaires. Nous avons également vu que la découverte de monde, et sa lente prise en main par les Européens, a profité à la science autant qu’à l’impérialisme, mais également élevé la conscience de l'artiste, du philosophe, du poète, à l’instar de celle de l'homme de sciences qui était bien souvent aussi artiste, philosophe et poète. En somme, la perception de la montagne qu’a d’abord donnée tout ce joli monde, a retardé la conscience de ce qu’était en réalité l’alpinisme, et qui alors, donnera à son heure de gloire, une toute autre image des monts...

    • (3) - Pour les ascensionnistes anglais, les inventeurs de l’alpinisme, la notion « des plus de 5000 yards » était celle qui allait culturellement de soi. Cependant, on se demande pourquoi, ces hommes audacieux et érudits ont préféré se mesurer « au plus de 4000 mètres », en faisant appel à une unité de mesure inusitée chez eux, mieux que les anglo-saxons ont toujours farouchement et orgueilleusement rejetée par ailleurs. Qu’importe les subtilités de ce choix, l’important est qu’une fois cet étalonnage métrique établi, la compétition sportive, pouvait commencer, même rétrospectivement. Ainsi, les plus de 4000 milles « vaincus » avant l’heure, ont été : La Jungfrau qui sera gravi en 1812 sous l’impulsion de deux jeunes « aventuriers » sans prétexte d’étude. Ascension comme les suivantes, qui aura eu assez peu de résonnance dans le monde des ascensionnistes, qui semblaient à ce moment là pas encore prêts à accepter une ascension sans mobile apparent. L’année suivante ce sera au tour du Breithorn d’être gravi d’une manière quasi confidentielle, puis le Zumsteinspitze au Mont Rose en 1820 dont la pointe de 4046m, alors sans nom, avait été atteinte en 1801. A noter aussi, Le mont Pelvoux en 1828, un presque 4000m…

    • (4) Entre 1787 et 1851, les relations des ascensions au Mont-Blanc réalisées par les ascensionnistes en particulier britanniques présentent, en dépit de formes différentes : « une véritable unité sur le plan du contenu ». A savoir : une expérience humaine extraordinaire, les descriptions détaillées du relief et des dangers, le compte-rendu des accidents, souvent mineurs, une description insistance des souffrances qu’ont subi les ascensionnistes, dues au froid et à l’effort sous l’air raréfié. Bref de tous les éléments préalables de la mesure d’une performance, sans oublier « une part non négligeable réservée aux expériences et aux observations scientifiques, la partie indispensable si on voulait être prit au sérieux et prétendre à quelques gloires ».

    • (5) - Pourtant, sont rares les fois où il est noté que le « romantisme », le tourisme contemplatif, ont davantage fait pour le développement économique de la vallée de Chamonix, que l’alpinisme de conquête. Aujourd’hui, le tourisme chic fait encore sa fortune, l’alpinisme étant alors à peine plus qu’une curiosité touristique, un prétexte promotionnel, une véritable saga universelle réduite à un folklore local…

    • (6) - Il existe des centaines de pages de récits, de relations et de poésies d’inspiration romantique qui témoignent de l’esthétique émouvante de la montagne ; la majorité des écrivains s’attachant à décrire l’objet de leurs émotions autant que celles-ci. Les plus « belles pages » ont fait l’objet d’une anthologie alpestre nommée « Ces Monts Sublimes » assemblé par Claire-Eliane Engel et Charles Vallot.

    • (7) - L’imparfait ici, valant pour ses différences physiques avec ce que l’on observe des glaciers et de sa campagne aujourd’hui.

    • (8) - Les voyageurs romantiques ont peu produit d’ascension purement alpine, la contemplation de la nature n’étant pas un motif suffisant pour transformer un touriste en ascensionniste, présentant même ce dernier comme une aberration, un saccage inesthétique puisqu’il pose un pied sur la blancheur immaculée des neiges éternelles.

    • (9) - A propos des montagnards, à l’époque dont nous parlons, les données ethnologiques sur la population locale, observée comme celle d’un autre âge et de contrée lointaine, n’échappait pas aux mythes en vigueur du bon sauvage. Dans certaines relations du XVIIème siècle et même plus tard, les habitants des montagnes y sont parfois dépeints comme des gens à la fois simples et de raison, vivant en harmonie avec une nature intacte comme l’a fait le créateur, c'est-à-dire loin des tumultes de la vie artificielle et dépravée des villes, où l’âme est corrompue par l’incroyance. C’était également avec de telles affirmations que certains prêcheurs, s’opposaient au progrès et à la science… « Sans doute que la montagne est belle, d’une blancheur immaculée, inviolée. Sans doute que la vie à la montagne était authentique, sans fausseté... Et pourtant, ceux qui vantaient avec admiration l’authenticité de cette vie simple avec comme panorama la nature du monde originel, n’ont point songé à se dévêtir de leur soie pour enfiler la tenue du paysan. En effet, pour une raison étrange, ils ne sont point résignés à adopter cette vie exemplaire dont le quotidien se résumait à se lever à l’aube pour une longue journée de travail sans logique de productivité, puisqu’on en était encore à satisfaire l’essentiel » : dirent quelques agacés par cette idéalisation condescendante de la vie en montagne, doublée d’une vision idéalisée de la nature. Combien ont disserté sur les habitants des montagnes : la montagne, un lieu où l’on ne triche pas, un lieu où la pauvreté est digne, où l’ignorance et la superstition sont sagesses ; où par nature l’homme est vertueux et bon, autant que son âme est pure comme l’eau de roche.

    • (10) - « Ces montagnes couchées en cercle autour de moi, j’avais cessé peu à peu de les considérer comme des ennemis à combattre, des femelles à fouler au pied ou des trophées à conquérir, afin de me fournir à moi-même et de fournir aux autres un témoignage de ma propre valeur ». (Samivel. L’Opéra de pics, p.16). A noter que cette description du changement de perceptions est à l’inverse de la réalité historique.

    • (11) - En effet, ça ne sera qu’à l’approche du milieu du XIX siècle, avec l’impérialisation de l’alpinisme que les descriptions se transformeront pour un langage plus guerrier autant que la métaphorisation des récits exalteront le combat de l’Alpinisme pour la conquête des derniers territoires vierges que sont les sommets, puis plus tard leurs arêtes et leurs faces inviolées.

    • (12) - Dans la démarche, rien ne distingue les hommes de science qui explorent les contrées inconnues d’Afrique, de ces intrépides érudits qui vont au Mont.Blanc avec les instruments de mesure sur le dos. La démarche est semblable et ils en tirent le même prestige quelque soit leur lieu d’exploration et d’études. Aussi, nous avons tendance à montrer qu’un homme de science est un explorateur de l’inconnu, autant qu’un explorateur de régions inconnues est précurseur plus ou moins conscient de la colonisation des territoires explorés. Ainsi, il nous parait logique de considérer que ces explorateurs des ultimes parcelles vierges des Alpes, ont été par la force des choses, pionniers d’un mouvement qui conduira progressivement à la « conquête sportive » des sommets donc à l’alpinisme véritable).