1947-Le premier Circuit
Texte historique, Fred Bernick. Présentation, Pépito - 2020.
Texte historique, Fred Bernick. Présentation, Pépito - 2020.
Cette présentation historique sur l'invention du circuit d'escalade a été rédigé et publié en 2020 dans Bleau, 120 ans d'escalade.
Bien que l'on disait que Bleau était le champs d'exercices de alpiniste parisiens, il est vrai aussi que durant près d’un demi-siècle, ils ont tout bonnement pratiqués l’escalade rocheuse en forêt de Fontainebleau sans visée alpine ; c'est à dire en allant tranquille d’une voie à l’autre d’une manière plus ou moins erratique, un peu comme on continue à le faire aujourd’hui malgré la présence de marquages. Mais il arrivait aussi, qu’en l’absence de hauteurs et de grands dénivelés sur lesquels se préparer à l’effort d’une longue escalade, aspirant à entreprendre les grandes courses du moment, voire pour certains à se mesurer aux derniers problèmes des Alpes ou d’ailleurs, quelques Bleausards eurent l’idée, dès les années trente, d’enchaîner une somme de passages suffisamment techniques pour ressembler à celle d’une escalade rocheuse d’envergure. Ces parcours fictifs, sans mettre un pied au sol que l’on parcourait éventuellement avec un brin de corde pour s’assurer dans certains passages, ne pouvaient se faire qu’avec des traversées, des redescentes difficiles et des sauts. Ces enchaînements, à peine improvisées car connus d’avance à force d’expérience, étaient communément appelés traversées. L’une d’elles est encore connue aujourd’hui sous le nom de Traversée du Cuvier ; elle est évoquée dans certains écrits et l’on peut en retrouver la trace, au polissage des prises qui provoque de vives appréhensions lorsque les grimpeurs actuels doivent y poser les pieds [1]. Ces cheminements que les Bleausards empruntaient à l’approche de l’été pour s’entraîner aux courses en montagne étaient si compliqués que les grimpeurs qui ne les connaissaient pas ne pouvaient les enchaîner sans s’y perdre ; à moins d’y être conduit par un initié.
Est-ce le célèbre jeu de piste pratiqué par les enfants en colonie de vacances qui a inspiré Fred Bernick [2] ? Le fait est qu’il a eu l’idée en 1947 de joncher de signes explicites deux parcours d’escalade sur les grands blocs du Cuvier-Rempart afin que les grimpeurs soient autonomes, du moins qu’ils puissent les parcourir sans être accompagnés d’un chef de file. Ces deux pistes d’escalade furent tracées en boucle de manière que les grimpeurs puissent y commencer l’escalade à n’importe quel endroit. Fred Bernick donna d’ailleurs à ses parcours d’escalade le nom de circuit, ce qui évoque bien un cheminement fermé.
Dans un article paru dans Paris-Chamonix, Fred Bernick présenta les raisons pour lesquelles il avait réalisé ces deux boucles, l’une à la peinture jaune, l’autre à la peinture rouge, suivies d’une longue description précise des passages, comme il l’aurait fait pour une voie en montagne de premier ordre. Son article, titré Le circuit du Rempart, commence par ces mots qui ne laissent aucun doute quant au sérieux de l’affaire :
Par la nature de sa constitution géologique, entraînant une difficulté technique sans égale en France et sans doute au monde, Fontainebleau constitue la plus poussée et la plus pure des écoles d'escalade [3]. On peut, par contre, lui adresser un reproche sérieux, c'est le défaut total de voies d'une longueur suffisante pour offrir une variété et une continuité d'effort comparables à celles d'une ascension en haute montagne.
Isolément, chaque voie peut s'assimiler à un passage de montagne ; ce qui manque, c'est la liaison entre les passages, cet enchaînement d'écarts, de tractions, d'élans, de poussées, de sauts, qui oblige l'alpiniste à un travail musculaire soutenu. Or l'escalade se pratique, à Bleau, sur un mode bien différent : chacun grimpe à son tour pendant que les autres conseillent, admirent ou critiquent, puis quand tous ont réussi la voie — ou échoué — l'on se transporte au pied d'un autre rocher où la séance continue suivant le même rythme.
Depuis de très nombreuses années et sans y voir autre chose qu'un jeu, les grimpeurs Bleausards effectuaient de temps à autre la « Traversée du Cuvier », exercice consistant à escalader de suite, en sautant d'un bloc à l'autre, les voies échelonnées dans le groupe du Rempart entre l'S et la Johannis. Cette traversée était un peu courte, d'où l'idée, d'abord de l'allonger, ensuite de réaliser à travers le massif un véritable circuit empruntant la majeure partie des voies classiques, réunies entre elles par des passages de difficulté variable habituellement délaissés pour des morceaux plus connus et plus honorables.
C'est avec l'intention d'en faire moins un jeu qu'un parcours d'entraînement à la haute montagne que le « Circuit du Rempart » a été réalisé. Innovation d'un intérêt apparemment peu contestable, permettant au surplus la marche en cordée avec toute l'utilité que cela présente pour l'enseignement de l'alpinisme ou, simplement, la mise en train avant la saison d'été, le circuit présente une succession d'une centaine de voies et passages allant jusqu'au quatrième degré de l'échelle de Bleau. Il est à préciser que loin de rechercher systématiquement la difficulté, le choix des voies et l'enchaînement des passages ont été déterminés surtout par leur intérêt pour l'alpinisme et par la continuité de l'effort.
La règle du jeu exige que le grimpeur ne pose jamais le pied sur la terre mais progresse continuellement sur les blocs de rocher ou franchisse, d'un bond, l'espace qui les sépare, quelquefois à une hauteur suffisante pour constituer au surplus un exercice de précision et, à l'usage des débutants, une épreuve de volonté.
Ainsi qu'on le verra par la description de l'itinéraire, le circuit du Rempart constitue un banc d'essai très complet - il pourrait servir notamment de critérium pour la sélection et le classement des moniteurs et des élèves. Enfin, détail qui a son importance, le rocher séchant beaucoup plus vite que le sol après une chute de pluie, on trouve dans le circuit la possibilité de grimper sans la hantise des pieds mouillés, bien connue des habitués de Bleau.
La longueur et la complexité du parcours ont rendu nécessaire un fléchage. Celui-ci, aussi discret que possible, a été fait avec l'autorisation de la Commission d'Escalade et d'Alpinisme de la Section de Paris [4].
Fred Bernick.
Extrait d'un texte paru en 1947 dans la revue
de la section du CAF de Paris : Paris Chamonix.
Par rapport à l’évolution de l’escalade et de la perception des circuits aujourd’hui, cet article peut prêter à sourire du fait de ses nombreux anachronismes apparents. Mais, c’est aussi à cause de cela, qu’il peut apparaître très intéressant culturellement. En effet, les circuits d’un niveau équivalent aux boucles du Rempart sont essentiellement utilisés aujourd’hui par des grimpeurs qui ont déjà un bon niveau technique, même s’il paraît modeste au regard de celui de l’élite. Aussi, on peut s’étonner des propos de Fred Bernick disant que Le circuit du Rempart, dont les passages les plus difficiles sont du quatrième degré, peut être destiné à l’enseignement de l’alpinisme car on pense généralement débutant face au mot enseignement. Fred Bernick était un moniteur d’escalade bénévole et nul doute que sa démarche était à la fois sportive et pédagogique, à cette nuance près que l’enseignement de l’alpinisme, avec ses supposées manipulations de la corde, était proposé aux grimpeurs déjà aguerris et en aucun cas aux véritables débutants. D’ailleurs, nous n’avons pas trouvé dans les programmes de sorties du CAF, la moindre précision disant que les circuits du Rempart, ainsi que ceux d’Apremont créés quelques années plus tard, ont été utilisé pour initier les véritables débutants aux techniques alpines. Comme nous n’avons découvert aucun écrit antérieur aux années soixante qui affirme que l’objectif des circuits était de diffuser l’escalade, ou dit autrement de faire venir du monde. En effet, il faudra attendre de nombreuses années pour voir apparaître des circuits propices à l’initiation des grands débutants comme à l’entraînement ; donc favorisant la popularisation de l’alpinisme, du moins de l’escalade.
Notes :
[1] Ce type de parcours appris par cœur se déroulait de préférence sur de grands blocs proches les uns des autres, comme dans le secteur de La Brioche au Cuvier ou celui du chaos rocheux de La Salle à Manger à la Padole. Les grimpeurs évoluaient généralement encordés pour s’assurer lorsqu’un passage était équipé de protections ou permettait la pose d’anneaux de corde ; et, pour les parties les plus aisées, avec les anneaux à la main, comme en terrain facile en montagne. Ils ne dédaignaient pas non plus faire de petits rappels et des tyroliennes.
[2] Fred Bernick, membre du Groupe de Bleau, et rédacteur du Bleausard, organe de libre expression de ce groupe informel qui réunissait les forçats du Cuvier du moment, c'est-à-dire les rochassiers fidèles au Cuvier qui boudaient l’alpinisme excursionniste classique d’avant-guerre.
[3] Cette phrase a agacé plus d’un lecteur, Fred Bernick ayant été là fidèle à son humour pince sans rire ; genre d’humour, que ceux qui ont une propension à prendre toute parole au sérieux, ne peuvent s’en amuser.
[4] Article paru dans la revue du CAF Paris-Chamonix n°6 du juin 1947. On peut remarquer le souci de convaincre les lecteurs, peut-être parce qu’il s’attendait à récolter de vives critiques consécutives à son initiative " malheureuse " :
« Il est permis de penser que le Circuit du Rempart sera accueilli favorablement par la majorité des grimpeurs et alpinistes. Que ceux qui seraient hostiles à son principe ou à sa réalisation, ou qui croiraient devoir le tourner en dérision, commencent par aller voir et par essayer ».