2016 - Le Grand Fontainebleau

Pépito

- Qu'est-ce que le Grand Fontainebleau et autres questions ?

Retour au Sommaire

- Qu'est-ce que le Grand Fontainebleau ?

Je me souviens avoir écrit un jour, qu'en gros, il y a deux régions distinctes sur le globe. Il y a Bleau, puis le reste du monde. Et s’il est possible de faire plusieurs fois le tour de monde en 80 jours, je doute que l’on puisse faire le tour de Bleau aussi facilement. Je sais de quoi je parle, car quittant mon pays, mon jardin des délices et des délits, comme condamné par des juges impitoyables à errer dans le reste du monde, j’en ai effectué deux fois le tour en moins de deux alors que 40 années n’ont pas suffit pour faire le tour de Bleau. Mais qu’est ce que cette contrée exactement, que l’on nomme Bleau, cette terre promises aux rêveurs, dont je vous rabats les oreilles ? - Et bien si vous regardez une carte du monde, jamais vous ne trouverez où se situe le jardin d’Éden. -Et bien Bleau c’est pareil. C’est un jardin qui ne figure dans aucun atlas. Sottise, me direz-vous, car ça voudrait dire que Bleau serait un mythe, un fruit de la déraison, un lieu sans centre, une contrée aux contours imprécis. - Je crains, que pour les cartographes, Bleau soit exactement cela : un lieu, où l’on deviendrait fou à chercher ses frontières. Écoutez, le Jardin d’Éden ce n’est pas une question de surface mesurable, de kilomètres carré, de traits au milieu d’un fleuve ou d’un sommet partagé en deux parts inégales, c’est une contrée indivisible et invisible que l’on saccage de toutes parts parce qu’on n’a pas encore compris qu’on était dedans. Bleau, est en fait, une émanation d’un monde qui part en miette, un bout dissimulé du jardin primordial, un fragment privilégié de la nature, un lieu unique, découvert il y a seulement deux siècles car resté invisible aux hommes durant des millénaires. En effet, Bleau est un concept plastique complexe comme le sont indissociablement l’espace et le temps. Un lieu où le chemin le plus court n’est pas forcément la ligne droite, et où le temps n’est pas de l’argent. Si vous ne sentez pas cela, c’est que vous ne voyez pas Bleau lorsque que vous allez faire vos occupations du côté des Âpres Monts, mais une forêt, que l’on dit être de Fontainebleau, où les arbres sont du bois de chauffage, où les rochers sont de la matière à faire des pavés et où les animaux sont des bêtes nuisibles juste bonnes à faire des trophées. Dans ce cas, vous êtes dans la dimension des apparences, n’ayant pas encore perçu avec vos sens endormis, la substance impalpable de Bleau : le trésor des Bleausards. Oui, je sais, c’est un peu dur à avaler cette histoire de matière sans consistance uniquement visible à ceux qui ont le don. Mais en même temps, n’est-il pas naturel de douter, de sentir comme un nœud dans son gosier, pour morceau trop gros à avaler, lorsque justement, c’est ce qui vous semble ne pas avoir plus d’existence que la pierre philosophale qui vous chatouille la glotte. Et oui, chacun sait que l’on peut être sous l’emprise d’une terrible peur pour quelque chose qui n’existe pas ; comme on peut ressentir une félicité, à en devenir fou, pour quelque chose qui n’a pas d’avantage d’existence. Pourtant, la peur est bien là, concrète sur les tempes mouillées et les membres tremblants de ceux qui voient dans les ténèbres, une menace dissimulée. En conclusion : la matière impalpable de Bleau, n’existe peut être pas, cependant il est incontestable que l’on ressent quelque chose, j'oserai dire du bonheur dès qu’on aperçoit sa magie, que l’on jurerait même pouvoir saisir son mystère. En tout cas, que vous y croyez ou pas, beaucoup vous le diront avec des mots à eux, pour que Fontainebleau soit Bleau, il faut avoir l’esprit à voir l’invisible et le sentir sur sa peau.


- Esprit de Bleau, l’as-tu là ?

- L'esprit de Bleau, l'as-tu là... Dans ta caboche ? - Cette fameuse substance impalpable de Bleau, nous l’avons compris est une invention de l’esprit, invention qui a le pouvoir de vous faire sentir viscéralement des émotions : un bien être, du contentement, de la mélancolie aussi, et parfois de la colère, semble-t-il. Ce pouvoir étrange est en fait une conséquence de la culture dans laquelle nous baignons depuis l’enfance : une culture de sentiments plus gros qu’un cœur… Et si Bleau a deux siècles environ alors que la forêt a plus de 40.000 ans d’existence pour les hommes, c’est parce qu’il a fallu longtemps pour qu’un jour, sous l’ombre des grands arbres, dans la bruyère sèches de l’été, sous les formes imprécises des rochers aux heures où les ombres et la matière se confondent, quelqu’un a découvert la substance impalpable de Bleau et la révélée au monde comme un bien précieux. Quand je dis, révélée au monde, je veux dire par là qu’il a écrit quelques mots gentils sur la forêt et que c’était sans doute la première fois qu’on en parlait dans le sens des sens, avec sensibilité pour tout dire. Ca peut sembler étrange aujourd’hui que la forêt devint belle, seulement après qu’un promeneur solitaire éprouva le besoin de déclarer son amour pour elle, sensible à ce qu’on ne pouvait emporter d’elle. Et pourtant, ce fut ainsi, et aussi parce que les hommes commencèrent à se passionner pour la nature, et à la regarder comme jamais auparavant. Un peu, comme si on ne remarquait « la présence » d’un bel arbre qu’après qu’il ait été abattu. Car c’est bien à la veille de sa disparition imminente que l’on comprit que la forêt de Fontainebleau était un morceau de l’Éden ou quelque chose comme ça. – ça alors, le beau ne serait donc question de regard qui change de yeux. En vrai, que s’est-il passé alors pour que d’un coup, à la fin du XVIII ème siècle, l’antique abominable forêt de Fontainebleau se pare aux yeux des êtres les plus sensibles : de paysages aimables, de tableaux charmants, en un mot pour qu’elle perde sa vieille austérité et sa laideur ? (1). Vraiment, au plus simple, on répondra que c’est à cause d’une manière différente de regarder et de comprendre la nature. Comme nous l’avons dit plus haut, un poète versifia une ode à la forêt de Fontainebleau et fut écouté au-delà des gorges, puis ensuite d’autres romantiques sont venus ; qui à leur tour furent rongés par des vers hantés de belles phrases : Pauvres Bleausards, pauvres rêveurs, qui se torturent pour leur belle forêt aimée, comme si elle avait été une fée : « n’importe quoi ! » dirent parfois leurs contemporains en se grattant la tempe ! - N’empêche que ces artistes ont fait sa renommée… Et la forêt put enfin avoir, le petit nom affectueux qu’elle méritait. Oui, Fontainebleau est devenu Bleau pour les intimes à partir du jour où quelques hommes eurent la drôle d’idée d’admirer les monts affreux, les sols arides et se mirent à tirer le portrait de quelques vénérables vieux arbres. Et c’est comme ça, en l’an 1853, grâce à l’action de quelques Bleausards de la première heure, qu’une partie de la forêt fut préservée « officiellement » afin de la soustraire des coups de hache effilée des bûcherons.

Depuis, on l’a vue grandir cette petite forêt, fruit de la passion de quelques hommes érudits. Depuis, on en a vu des bleausards perpétuer Bleau. Cependant, il ne faut pas imaginer que tout est sauvé des autres car en contre partie, la forêt de Fontainebleau n’aura jamais autant de valeur que depuis qu’elle est protégée. Et paradoxalement risquer progressivement de s’abimer et d’en voir des morceaux disparaitre ! En effet, le paysage, si cher aux poètes et aux peintres, n’est pas une donnée immuable du sol ou du pays où il se trouve. Le paysage est avant tout une donnée culturelle qui ne saurait s’opposer en soi à sa transformation : ou plus précisément ne saurait s’opposer à l’exploitation du sol et du relief de quelque manière que ce soit, y compris par les grimpeurs qui ne cessent de capitaliser du bloc « par jeu ». Si le paysage est sans accroche, personne ne s’en souciera, s’il est remarquable, le sol sera convoité et le paysage deviendra précieux à en être altéré, au risque de voir sa destruction définitive. (en somme, le paysage prendra toujours plus de valeur à partir de moment où l’on veut l’habiter, ce qui entrainera une exploitation foncière des sols, qui entrainera ensuite irrémédiablement son altération. Sinon, nos montagnes ne seraient jamais devenues ce qu’elles sont : des portes téléphériques, des monticules d’or blanc ; et la côte d’Azur, ne serait pas devenue un lignée d’immeubles avec vue adorable sur le rivage, avec en réciproque, le rivage avec vue tronquée vers les collines endommagées. Oui, Bleau est depuis, constamment sous la menace de ce paradoxe. Et pour que Bleau ne redevient pas le Fontainebleau de jadis un désert de pierres brisées : il a fallu l’aimer, et plus on l’aimera, plus Bleau, celui de la substance impalpable, aura des chances d’être préservé de l’exploitation intensive de ce qui le constitue : un paysage à fabriquer des belles vues de quelques fenêtres, avec en contrepartie des parcelles de la forêt irrémédiablement disparues. Ca a failli arriver mais heureusement, il y avait des bleausards qui parti à la guerre ont conquis les Trois Pignons… Mais c’est une autre histoire.


- Bleau, l'emprise des sens.

C’est à chaque fois c'est pareil, j’étais parti pour expliquer ce qu’était exactement Le Grand Fontainebleau et j’ai dérapé dès la deuxième ligne après avoir trébuché sur une virgule. Cependant, sans doute avez-vous compris, si vous n’avez pas décroché au milieu d’une longue phrase tortueuse, que Bleau n’est pas un simple diminutif de Fontainebleau, comme le disgracieux et pesant « Font » des anglophones, mais un petit nom tendre, le nom de l’esprit qui habite la forêt. C'est pourquoi que pas un seul Bleausard ne l'a pas adopté. D'ailleurs, avez-vous, une fois seulement, entendu un passionné du Bleau se faire appeler " Fontard " ? - Jamais ! - Bleau : une musique si proche de Beau, si proche de Bello (belle eau), de bloc, de bleu, de baume au cœur, qu’aucun petit nom ne pouvait mieux convenir. Revenons au premier sujet : Le Grand Fontainebleau, terme que j’ai utilisé à plusieurs reprises, est une tentative pour donner à Bleau une dimension géographique pour ceux qui ne savent pas ce qu’est Bleau. Du moins pour faire comme si Bleau pouvait se circonscrire physiquement, ce qui rassurait les cartésiens, car tous les Bleausards savent qu’on est à Bleau partout où l’on ressent son charme ; partout où le réel se pare d’illusion, de rêve, de chimère, de désir, d’envie... En somme d’imaginaire. Soit pour le grimpeur, partout où on ressent du plaisir, quasi charnel, de la présence des boules de grès : ces boules de grès déformées entourées de bruyère et de bois tordus. Ce qui veut dire, qu’on est à Bleau, non pas seulement dans la forêt domaniale de Fontainebleau et des Trois Pignons, mais aussi dans les petits îlots rocheux satellites : comme ceux de Maisse, de la Padole, de Maincourt, d’Argeville, du Sanglier etc. D’accord, il est des endroits où on se sent à Bleau moins qu’ailleurs, parce que la nature y est obstinément sacrifiée, pour toujours plus de triangles de couleurs, comme je le ressens du côté de Nainville. Mais il suffit de passer la crête vers l’ouest pour que de nouveau la magie de Bleau opère, pour que le génie des lieux s’amuse avec nos sens. Bref, pour que l’on soit tout simplement à Bleau. Le Grand Fontainebleau, c'est tout ces lieux réunis, du plus petit au plus grand...


  • (1) Avant le XVIIème siècle, la nature on ne l’appréciait que domestiquée en jardin ou dans des représentations inventées qui idéalisaient une nature des premiers jours du monde : en fait une nature qui aurait disparue depuis l’invention de la bible. Il faut se souvenir qu’au jardin d’Eden on y vivait nu car il n’y faisait ni chaud, ni froid, et que jamais on n’y souffrait, jamais on n’y avait faim et soif. De plus, on n’y connaissait aucun péril, sauf celui d’y être congédié pour l’éternité. Alors que dans la nature terrestre, lieu de repentance, tout était labeurs, peine, souffrances, et dangers… Oui, comme je disais, la nature n’était pas aimable aux hommes et on ne l’appréciait que domestiquée dans les jardins. Cependant, consécutivement aux grands voyages des navigateurs et la découverte de nouvelles terres, les explorateurs suivants revinrent de leurs voyages avec des inventaires « académiques » des richesses « matérielles » de la nature : qu’elles soient minérales, végétales ou animales. Et ce faisant, ils découvrirent que la nature n’était que désordre apparent, que tout y était ordonné en interdépendance sans intervention de l’homme. Alors, autant dire qu’il y avait du divin dans la nature, et que sans doute le tout puissant avait organisé une variété infinie de jardins sur la terre pour des raisons inconnues, que l’homme avait le devoir de découvrir. A partir de là, toujours plus de lettrées et d’érudits se sont mis à parcourir des milliers de lieux à la découvert de cette nature issue des dieux. Mais, la nature était-elle seulement que question de savoirs bruts et l’affaire de savants. Pour les autres, les privilégiés car dispensés des fardeaux de l’existence grâce à leurs richesses, comment ne pas s’émerveiller de découvrir qu’au-delà des limites de leur jardin égayant la vue de leur belle demeure, il y en avait à deux pas de chez eux de splendides issus du premier jour du monde. Comme ces oisifs avaient tout à loisir le temps de s’émerveiller d’eux-mêmes et du monde qui avait le privilège de les porter, ils purent à leur tour découvrir la nature et la dimension esthétique du paysage.

Posté le 8/01/2016